L’intelligence artificielle fascine d’autant plus que personne ou presque n’est capable de la définir avec exactitude. On peut donc lui prêter tous les pouvoirs et toutes les intentions, même les plus sombres. Après avoir remplacé tant d’ouvriers, la technologie ne va-t-elle pas rapidement « tuer » des professions que l’on pensait autrefois à l’abri, comme les avocats ou les médecins ?
En réalité, nous sommes à ce moment classique du débat public où l’on sent une technologie de rupture poindre, mais sans en avoir expérimenté vraiment les applications pratiques. Cet interstice laisse place à toutes les spéculations, y compris les plus pessimistes, et à tous les fantasmes, y compris les plus farfelus.
Notre conviction, au sein d’Incepto, est que 2019 marquera une année de basculement. Dans le domaine de la santé au moins, nous allons quitter les débats théoriques stériles pour entrer dans le dur.
Alors non, quitte à peiner les fans de sciences fictions, les robots humanoïdes ne vont pas remplacer les médecins. Mais oui, l’intelligence artificielle va pénétrer dans les hôpitaux et les cabinets médicaux, et l’imagerie médicale (radios, échographies, scanners) en sera la porte d’entrée.
Pour bien le comprendre il faut mesurer les enjeux. La masse d’images médicales croît à une vitesse spectaculaire sous le triple effet du vieillissement de la population, d’un recours plus systématique à l’imagerie (prévention, diagnostic, suivi), mais surtout des progrès technologiques des équipements qui produisent désormais 1 000 à 1 500 images par examen, soit… 40 fois plus qu’il y a 30 ans.
Aujourd’hui, un radiologue voit défiler 50 000 images chaque jour en moyenne. Un chiffre inhumain, au sens propre du terme : le traitement d’une telle quantité de données dépasse les capacités cérébrales humaines. Au point où cela devient un risque : celui d’ensevelir les médecins sous une masse d’informations, et donc de réduire la qualité de leur analyse, de les soumettre à une fatigue et un stress intenses, liés à la peur de se tromper ou de passer à côté d’un signal.
Nous avons donc atteint un point où les machines créent une profondeur d’information que seules d’autres machines (des algorithmes de calcul) sont capables d’exploiter.
Et cela tombe bien, puisque les premières applications concrètes de l’intelligence artificielle arrivent. Capables d’analyser des images à une vitesse vertigineuse avec un taux de succès souvent supérrieur à celui de l’homme, elles détectent des anomalies parfois difficiles à déceler pour les médecins et les assistent concrètement dans leur diagnostic. La société Screenpoint a par exemple développé une application pour les mammographies qui permet de détecter les cancers du sein. Cette intelligence artificielle, entraînée sur 300 000 images, réduit de 15% le temps passé par chaque radiologue sur les cas jugés non problématiques et les amène à consacrer 10% de temps supplémentaire sur les cas plus compliqués.
On imagine sans peine les perspectives immenses que cela ouvre pour la santé publique, sachant que ce type d’applications améliore ses performances au cours du temps – c’est le propre de l’intelligence artificielle : elle « apprend » et se perfectionne grâce aux cas qu’on lui soumet.
Mais pour autant, après avoir dit cela, nous n’avons pas répondu à notre question initiale : les radiologues vont-ils être supplantés, voire remplacés par l’intelligence artificielle ? En 2016 Professeur Geoffrey Hinton, le parrain des réseaux de neurones, disait qu’il était « presque évident qu’il faudrait arrêter de former des radiologues ».
Notre conviction, au sein d’Incepto, est absolument inverse. Non seulement les médecins resteront les acteurs centraux du système, mais leur rôle va en sortir renforcé.
D’abord, le radiologue et plus généralement les médecins garderont les manettes comme utilisateurs, aptes à déterminer les meilleurs cas d’usages et à valider l’utilité clinique d’une innovation. Dans l’imagerie médicale comme ailleurs, l’enjeu ne réside pas (seulement) dans la technologie, mais bel et bien dans les usages. Il s’agit de convertir la technologie en applications pratiques pour l’intégrer dans le workflow clinique et créer des interfaces faciles à utiliser. C’est donc le médecin qui aura le dernier mot.
Ensuite les radiologues passeront moins de temps devant les écrans, et plus de temps avec leurs patients… et avec leurs collègues : aujourd’hui le traitement des pathologies est souvent complexe et pluridisciplinaire, nécessitant un travail en équipe et la collaboration entre spécialistes. Dans ce cadre, le radiologue bénéficiera d’une position privilégiée : parce que sa discipline aura été la première à profiter des effets de la technologie, il aura un rôle crucial de prescripteur / accompagnateur auprès de ses collègues et permettra d’accélérer l’implémentation de la technologie dans les hôpitaux. Son rôle dans le système de santé publique sera donc central.
Enfin et surtout, les médecins deviendront les coproducteurs de nouvelles applications. Ce postulat est fort car il suppose qu’ils ne subiront pas simplement les innovations portées par des GAFAs ou d’autres, ils en seront les initiateurs, voire les inventeurs. C’est en tout cas notre conviction, chez Incepto, et l’approche que nous développons. Aujourd’hui une centaine d’applications recourant à une intelligence artificielle, plus ou moins avancée, existent ou sont en cours de développement dans le monde. La mission d’Incepto est double : aider les médecins à recenser les solutions les plus performantes, à y accéder et à les utiliser ; et créer avec eux de nouvelles applications, adaptées à leurs besoins spécifiques.
A chaque fois que nous développons un nouveau logiciel, nous le faisons avec des équipes de médecins. Nous travaillons en ce moment même avec les équipes du Docteur Marc Zins à l’hôpital St-Joseph, avec celles des Professeurs Stephan Haulon et Dominique Fabre en chirurgie vasculaire ou encore avec le docteur Hugues Brat, directeur médical du groupe d’imagerie suisse Groupe 3R. Concrètement, sans eux, aucune de nos applications pratiques issue de l’intelligence artificielle ne pourrait voir le jour.
Le médecin restera la figure centrale de la révolution à venir, mais il ne la fera pas seul. Il faut absolument stimuler une hybridation inédite entre l’expertise médicale, une expertise de pointe en mathématiques & data science, et des compétences industrielles et entrepreneuriales.
Cette hybridation ne va pas de soi, dans un pays où ces acteurs ont longtemps vécu séparés, se considérant avec une certaine distance, et parfois même une certaine méfiance. Demain, les interactions entre les compétences médicales, mathématiques et industrielles devront être pensées et organisées par l’avènement d’un nouvel écosystème, qui verra les médecins et les ingénieurs travailler dans la même pièce. Au sens propre du terme. Les médecins devront, dès leur formation, être imprégnés d’une culture technologique, et les meilleurs développeurs devront être encouragés à se tourner vers les chantiers d’intérêt général et de santé publique.
Depuis un an jour pour jour, nous nous attachons à réunir médecins, développeurs et ingénieurs spécialistes de l’imagerie médicale au sein de nos locaux de la Station F. Ce premier anniversaire en appelle de nombreux autres car les premiers résultats sont à la fois stimulants et spectaculaires. Notre « alliance » est la préfiguration d’un nouveau mode de travail interdisciplinaire, au service d’une des plus grandes transformations du siècle à venir. Et cette alliance, nous en sommes convaincus, sera aussi celle de l’homme et de la machine, de l’intelligence humaine et de l’intelligence artificielle, pour aider les médecins dans leur mission quotidienne : sauver des vies.